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Après avoir fermé le chalet nous avons entrepris de descendre le versant opposé. Cela nous a pris du temps, la neige opposant ses congères à notre progression hasardeuse. Enfin, le lac est apparu, encastré entre les pics, scintillant comme une flaque de mercure. J’ai estimé son diamètre à cinq ou six kilomètres, ce qui est peu pour la région. Les sapins bleus couvraient les pentes des montagnes environnantes. Le paysage vous coupait le souffle. Une agglomération avait proliféré au long des rives mais on ne distinguait aucun bâtiment moderne, tout avait été construit dans le style alpestre, principalement des chalets en érable rouge, solides et de belle facture. Le béton semblait interdit de séjour, ce qui n’était pas pour me déplaire. La largeur du lac compensait l’impression d’enfermement qu’on aurait pu éprouver à se retrouver ainsi encerclé par la ligne ininterrompue des pics avoisinants.

— Les cellulaires ne fonctionnent pas, a grommelé Trois-Griffes. Ni la télé normale. Le maire ne veut pas du câble ou du satellite, encore moins d’Internet, qu’il considère comme des instruments démoniaques. Il faut s’estimer heureux d’avoir droit au téléphone fixe. On a installé une petite station émettrice au sommet du pic du Hibou, elle bombarde le village de ses émissions mais ne diffuse pas au-delà du périmètre du lac. C’est très local, probablement que ça vous paraîtra ringard. Tout est bricolé « maison », y compris les feuilletons filmés caméra à l’épaule par des amateurs. Les acteurs sont bénévoles. Tout le monde est mis à contribution et il est mal vu de refuser, même si l’on joue comme un cochon. Je suppose qu’ils ont inventé ça pour s’occuper… Ici, la solitude rend fou. Le seul moyen d’y échapper, c’est de développer au maximum la vie communautaire, mais ça ne convient pas à tout le monde. Ça tourne vite à la marmite à ragots, à l’espionnage entre voisins. Je préfère vous prévenir afin de vous éviter de commettre un impair. Un matin, quelqu’un viendra peut-être vous demander de jouer le rôle de la fille du trappeur au grand cœur dans une dramatique écrite par Benji Borman, l’apiculteur de la rive ouest du lac. Ça peut surprendre quand on est nouveau. Ne déclinez pas la proposition, sinon vous serez mise en quarantaine et votre existence deviendra difficile.

— Difficile comment ?

— Oh ! mille petites vexations journalières. Le plombier ne sera jamais libre pour réparer votre chauffe-bain, vos bouteilles de lait seront renversées… Maggy, la patronne du drugstore, sera systématiquement en rupture de stock sur les produits qui vous feront défaut. Vous voyez le genre… Rien de vraiment méchant, mais vous devrez vous résigner à vivre sans café, sans pain frais, et affronter dix coupures de courant par jour. Cela dit, personne ne vous fera la gueule, jamais. Ils vous persécuteront avec le sourire, amabilité, en vous abreuvant de compliments. Ils sont habiles à ce genre de truc. Ils vous auront à l’usure, alors soyez prudente. Jouez le jeu.

J’ai hoché la tête sans répondre, décontenancée, mais je savais par expérience que les communautés coupées du monde ont tendance à développer des comportements singuliers. Celle-ci ne ferait pas exception.

Nous avons enfin quitté la zone enneigée pour nous engager dans la vallée. La température a grimpé d’un coup à 23° et je me suis retrouvée couverte de sueur. Autour du lac il faisait moite ; j’ai dû ôter plusieurs couches de vêtements. Trois-Griffes a garé la voiture à la périphérie du village, devant une maison bâtie à l’écart. Un chalet en érable, ancien, marqué par le temps mais d’une réelle beauté.

— Voilà, a annoncé mon conducteur, c’est là qu’ils vous ont installée. Dans le bungalow réservé aux visiteurs. Ne vous attendez pas à ce que les voisins défilent pour vous offrir de la tarte aux pommes en guise de bienvenue, ce n’est pas le genre du coin. On va commencer par vous mettre en quarantaine, après ça s’arrangera peut-être… ou pas, ça dépend si votre bobine leur revient.

J’ai cramponné mon sac de voyage pour le suivre à l’intérieur. C’était plein de poutres énormes, de peaux de bêtes, de cheminées en pierre brute. Le décor embaumait la cire d’abeille.

— L’électricité est capricieuse, a expliqué Trois-Griffes. Ne bourrez pas votre réfrigérateur jusqu’à la gueule. Parfois on reste une semaine sans courant, jusqu’à ce que les gars du barrage rétablissent la ligne. Dans ce placard vous trouverez des lampes à pétrole et des bidons de carburant. Il y a un groupe électrogène, mais ne l’utilisez qu’en cas d’extrême nécessité. Une avalanche est toujours possible. Il y a un abri renforcé dans la cave. En ce qui concerne le téléphone, n’attendez pas de miracles, les glissements de terrain ont la mauvaise habitude de bousiller les câbles enterrés. (Il a désigné le gros téléviseur trônant près de la cheminée et ajouté avec un ricanement :) Inutile de vous escrimer sur la télécommande, il n’y a qu’une chaîne, Lake Broadcasting TV, je vous en ai déjà parlé. C’est le must en matière de spectacle de patronage. Vous commencerez par rigoler, ensuite, lorsqu’il vous faudra y participer, la honte vous montera aux joues, et vous ne l’allumerez plus jamais.

Il s’exprimait avec une hargne à peine dissimulée. J’ai senti qu’il avait hâte de quitter les lieux.

— Vous ne vivez pas au village, n’est-ce pas ? ai-je demandé.

— Non, a-t-il rétorqué avec un sursaut. J’y viens le moins possible. J’ai une cabane sur la montagne, à mi-hauteur du pic du Hibou. C’est très bien comme ça.

— Les gens d’ici ne vous aiment pas ?

— Ils m’aiment trop, c’est la même chose. Je suis le symbole vivant de leur mauvaise conscience.

 

Pour me donner une contenance, j’ai fait quelque pas dans le salon. Un puma empaillé se tenait embusqué entre deux fauteuils, les crocs découverts, ses yeux de verre luisant d’une rage éternelle. L’ambiance était douillette, un peu étouffante. Trop de bibelots indiens, attrape-rêves, sacs-médecine et tambours de pluie qui auraient été davantage à leur place dans un musée. L’inévitable almanach du fermier trônait sur la table basse. Mais les cloisons de rondins, la charpente apparente, étaient majestueuses. À certains endroits le bois ambré prenait une teinte rouge du plus bel effet. Le canapé en cuir brut était couvert d’éraflures comme s’il avait survécu à une longue guerre contre une horde de chats sauvages. On s’était donné de la peine pour conférer au lieu un cachet « vécu » et « authentique ». On aurait pu imprimer au fer rouge sur la porte la mention made in early America.

J’ai pris conscience que Trois-Griffes se dandinait avec gêne au milieu du salon. Devais-je lui donner un pourboire ? Cela me semblait insultant.

— Ah… encore une chose, a-t-il marmonné, le regard fuyant. Si au beau milieu de la nuit on vient frapper à votre porte, n’ouvrez pas.

— Quoi ?

— N’ouvrez jamais. Même si vous entendez des pleurs d’enfant. C’est compris ?

— Non, pas du tout.

— Vous n’avez pas besoin d’en savoir plus. Il s’en prend souvent aux nouveaux arrivants. Aux femmes principalement. Rappelez-vous : d’abord un bruit de pieds nus sur la véranda, ensuite des coups timides à la porte, et pour finir des sanglots. Si ça se produit, bouchez-vous les oreilles et restez dans votre lit.

Sans me laisser le temps de protester, il a tourné les talons et grimpé dans la Rover, m’abandonnant au seuil du chalet, les bras ballants.

J’ai contemplé le véhicule qui se lançait à l’assaut de la montagne jusqu’à ce qu’il disparaisse entre les arbres.

Ça commençait bien.

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